Conférence du 19 avril 2005
Ecole doctorale, Université de ParisX- Nanterre
Juger en zone de “non-droit” : l’étrange rencontre du droit constitutionnel,
des méthodes d’interprétation de la loi et du pouvoir discrétionnaire dans le
droit américain de l’immigration
Par Daniel Kanstroom
Professeur, Boston College Law School
Au risque de banaliser le sens du mot “victime”, on peut
considérer que les juges ont été les victimes de certaines actions du
gouvernement des Etats-Unis depuis le 11 septembre 2001. Les institutions
judiciaires qui ont un pouvoir très vaste et une très grande autorité dans le
système tripartite des Etats-Unis, ont été pressées de ne pas s’immiscer dans
la politique « sécuritaire » et de se montrer
« conciliantes ». Une telle situation est sans doute moins
surprenante pour ceux qui sont, comme nous, familiers du droit de
l’immigration. Le constat, en effet, est celui de l’extension d’une forme
« dépréciée » de contrôle de constitutionnalité, issue du droit de
l’immigration, à d’autres domaines.
Ce mouvement est en partie le fruit d’une théorie juridique. Les
juridictions américaines ont longtemps estimé que les procédures d’éloignement
du territoire relevaient de la matière civile et non du droit pénal, et que
l’éloignement, indépendamment de ses conséquences parfois très graves, ne
pouvait être considéré comme une peine. Cette solution découle d’une idée plus
fondamentale selon laquelle les non citoyens ne sont titulaires d’aucun droit
subjectif de demeurer sur le territoire des Etats-Unis et sont en conséquence
immédiatement soumis à toute nouvelle règle adoptée par le Congrès, même
lorsqu’elle produit un effet rétroactif. Les étrangers ne sont pas
« pénalement sanctionnés », ils sont simplement « soumis à la
réglementation ». La période récente a fourni un terrain d’expansion à
cette conception. De nombreux étrangers soumis à une mesure d’éloignement ont
été placés en détention sans que leur soit accordé le bénéfice du droit à être
libéré sous caution. Cette solution a été appliquée, récemment, à un individu
qui contestait son placement en détention au motif qu’aucun élément ne
permettait de montrer que la détention était nécessaire pour assurer la mise en
œuvre de la procédure d’éloignement[1].
En d’autres termes, le gouvernement peut maintenant, en toute légalité, définir
les cas de violation de la réglementation de l’immigration et, dans le même
temps, décider que toute personne simplement suspectée d’une telle violation
sera maintenue en détention jusqu’au terme d’une procédure, bien que celle-ci
puisse prendre des années.
De façon plus spécifique, le gouvernement a pris des mesures qui sont
effectivement apparues comme une défiance vis a vis du pouvoir judiciaire. Parmi elles :
-
l’élimination du contrôle judiciaire de certaines catégories de décision
d’éloignement,
-
l’extension rétroactive des peines pouvant donner lieu à une mesure
d’éloignement,
-
l’élimination ou la limitation des possibilités d’exception discrétionnaire
aux mesures d’éloignement.
Les conséquences de ces mesures pour le pouvoir judiciaire sont
parfaitement illustrées par le type de raisonnement qu’elles ont engendré.
Plutôt que d’analyser directement ces mesures au regard de principes
constitutionnels bien établis, la Cour suprême utilise la référence
constitutionnelle la plus souple : celle du « procedural
due process ». La Cour se fonde aussi parfois
sur une méthode « infra-constitutionnelle »
d’interprétation : une lecture de la loi de telle sorte que soit évité
« un (éventuel) problème de constitutionnalité ». Dans les affaires
relevant de l’habeas corpus, les
tribunaux ont eu tendance à accentuer la dichotomie entre « le
droit » et « le pouvoir discrétionnaire » qui offre une grande
marge de manœuvre au gouvernement pour décider de mesures d’éloignement.
Le plus intéressant, cependant, tient sans doute à la manière dont ces
techniques de contrôle judiciaire sont étendues de la sphère des mesures
d’éloignement à d’autres domaines. Ainsi dans l’affaire Hamdi, dans laquelle un citoyen
américain contestait son arrestation et sa mise en détention par le
gouvernement, la Cour suprême a admis que le détenu pouvait se prévaloir de
certains droits constitutionnels. Toutefois, ces droits ne sont pas équivalents
à ceux dont bénéficient les personnes impliquées dans une procédure pénale. En
réalité, il s’agit plutôt des droits qui sont reconnus dans les procédures
d’éloignement : un ensemble de protections dégradées.